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Une orange à la main, s’il vous plait

Une mini-enquête inédite de Tiziana Dallavera

J'aurais dû comprendre tout de suite que quelque chose n'allait pas. A l'instant où Floriana Fagottini avait pris place dans la file, mon amie Maddy Swansen, postière de son état, aurait dû glisser contre la vitre le petit panneau indiquant "Veuillez vous adresser à un autre guichet", et se dépêcher de rejoindre l'arrière du bureau de poste, en faisant mine de trier des formulaires d'un air affairé. Puis elle m’aurait ouvert la porte de liaison et offert un café, histoire de papoter quelques minutes.

Floriana Fagottini n'est pas méchante, juste infréquentable : bavarde comme dix pies, toujours à se plaindre, jambes légèrement torves,  cheveux fades, peau grumeleuse, bref globalement incolore, à part ses vêtements toujours grisonnants. En fait, c'est le genre de personne que l'on oublie dès qu'elle disparaît du champ de vision. Le problème c'est que, lorsqu'on la croise à nouveau, on est forcé de se souvenir. Alors on cherche à s'enfuir mais c'est déjà trop tard. Je parle de source sûre, elle était dans ma classe durant toutes mes années de primaire

Voilà pourquoi Maddy prend les devants et ferme systématiquement le guichet dès son arrivée. Car Floriana Fagottini vient chaque matin depuis qu'elle est tombée amoureuse de Constantin Garbouille, qui travaille au bureau d'assurances situé juste en face de la poste. Alors elle traîne sur le trottoir, observe longuement les heures d'ouverture du bureau, pour finalement entrer acheter un timbre à cinquante-quatre cents ou un billet de loterie. Puis elle se promène encore, tout en tentant d'apercevoir son dulciné à travers les vitres. Comme elle a déjà fait assurer sa voiture, son chat, ses poissons rouges et son réfrigérateur, elle est un peu à court d'idées.

Donc, je résume, ce matin-là, Floriana Fagottini était sagement dans la file et Maddy continuait de sourire mécaniquement en servant les clients, pendant que je j’attendais mon tour pour récupérer un colis au nom de mon chef, le Commissaire Desquières. J'ai remarqué que Maddy portait le même chemisier que la veille, lorsque nous avions bu un verre ensemble au Hall Omnisport après le badminton, que ses cheveux n'étaient pas très disciplinés et que les cernes sous ses yeux trahissaient une nuit d'insomnie.

Une fois mon tour arrivé, Maddy a saisi machinalement mes documents, avant de lever les yeux et de se figer devant mon uniforme, comme si elle le voyait pour la première fois. Elle a bredouillé des phrases incohérentes, à propos de mon aide, et des supplications, et mes talents de détective. Je n’ai pas tout compris mais je l’ai suivie à l’intérieur du bureau lorsqu’elle m’a ouvert avec empressement la porte de liaison. En fait, je n’ai rien d’une détective, je suis simplement agent de police à l’Antenne de Rebecq et je m’occupe surtout des conflits de voisinage ou des violences conjugales. Parfois je vérifie des domiciliations, ou des occupations de voirie sans autorisation. En général, la seule mission un peu originale de ma semaine consiste à accompagner un transfert de détenus depuis la prison d’Ittre, c’est dire.

Bref, si j’avais eu le moindre gêne de détective, mon instinct de limier aurait dû m'avertir que Maddy Swansen allait avoir besoin d’aide. Au lieu de ça, évidemment, je suis tombée des nues quand elle m'a raconté son problème. A ma décharge, je dois dire que j'ai particulièrement bien réussi à prendre un air entendu, comme si j'avais tout deviné depuis dix lunes. Et je n’ai pas sauté sur mon téléphone pour prévenir le commissaire, préférant jouer les agents blasés en totale maîtrise de la situation.

Sa grand-mère a disparu. La vieille Swansen, quatre-vingt deux printemps au compteur, Madeleine de son prénom comme sa petite fille, le nez en crochet et l'allure générale d'une sorcière à la retraite. Maddy et son fiancé ont passé la nuit à la chercher, en revenant du Hall Omnisport, à fouiller la maison vide. Sans résultat. Une petite bobonne bien sage dans son fauteuil devant Drucker le dimanche (les voisins sont formels, ils entendaient même le chat de Geluck tant le son du téléviseur était poussé au maximum) et plus personne le lendemain. Les vêtements bien rangés, les porcelaines aussi, la porte fermée à clef de l'extérieur. Aucun témoin.

Là-dessus Maddy s'est mise à pleurer et ça a duré si longtemps que midi a sonné sans qu'on sache comment. Alors nous nous sommes dépêchées de sortir pour commencer l'enquête (et accessoirement prévenir le Commissaire Desquières, qui m’a confié une enquête de voisinage, pour se faire une première opinion).

Nous avions à peine fait trois pas sur le trottoir qu'une voiture s'est arrêtée pile devant nous, en crissant contre le macadam de la route. J'ai cru que les terroristes responsables de l'enlèvement de la mémé au long nez revenaient pour m'achever alors j'ai hurlé de toutes mes forces, mais ce n'était que ma mère, qui a jailli comme une furie en Chanel.

- JaiuneréuniontrèsimportantetuvaschercherLorenzoàlécole.
Tumeleramènesàvingtetuneheuresmerci.

Ma mère parle toujours tellement vite qu'en général je ne comprends rien. Depuis qu'elle s'est Jeniferanistonisée au printemps dernier, rien ne l'arrête. Elle court les boutiques de mode, se coiffe avenue Louise et ne parle plus que de son club Louis XIV, une sorte de secte pour snobs qui se targuent d'aider les nécessiteux en organisant des thés ou des conférences sur la liposuccion.

- Etarrêtedecriercommeçadanslarueçafaitmauvaisgenre. Déjàquetuthabillescommeun… commeunpolicier !

Je n'ai pas eu le temps d'ouvrir la bouche qu'elle avait déjà redémarré dans un vrombissement et Maddy fixait comme moi le nuage de fumée indiquant encore vaguement que ma mère avait fait une courte apparition dans ma vie.

Aller chercher Lorenzo. Juste au moment où j'allais entamer une enquête ! Mais bon, les ordres sont les ordres (surtout ceux de ma mère, et ne riez pas, vous ne la connaissez pas) et j'aime bien mon petit frère au fond. Lorenzo a l'apparence d'un enfant de treize ans mais je parie qu'en vrai c'est un homme d'environ cinquante ans qui s'est déguisé. Il parle toujours de l'espace spatio-temporel ou de failles tectoniques. Son premier livre, écrit à l’âge canonique de six ans, s'appelait "vie et mort d'un asphodèle". Mais hormis son petit problème intellectuel, il est sympa. Il remplit toujours mes déclarations d'impôts et, à la fin de l'année, quand tout le monde doit payer ses contributions, moi on me rembourse des tas de frais que je ne savais même pas avoir effectués. On est donc passées à l'école et Lolo a semblé très content de nous accompagner. Je crois que lui aussi a un peu de mal à digérer la nouvelle vie tambour battant de maman.

Comme Maddy avait déjà retourné de fond en comble la maison de la mère-grand, je ne voyais pas trop l'intérêt de recommencer le travail, à part une légitime curiosité féminine mais bon, je me suis contrôlée. J'ai laissé Maddy de faction à côté du téléphone, au cas où, et j'ai emmené Lorenzo rendre visite à Madame Cappuccio, la meilleure amie de la disparue.

Madame Cappuccio a l'habitude de parler aux objets mais à part ça, elle est très gentille. Elle nous a accueillis avec un grand sourire édenté avant de nous présenter religieusement à chacune de ses aiguilles à tricoter et de nous servir une part de gâteau. Loyale, Madame Cappuccio a refusé catégoriquement de nous aider. Non elle ne savait rien, non Madeleine ne lui avait confié aucun secret. J'hésitais entre m'enfuir la tête basse ou utiliser la manière forte quand Lorenzo a porté sa fourchette à son oreille. Il a écouté attentivement puis a conclu superbement:

- Elle me dit que vous mentez.

Madame Cappuccio est aussitôt devenue aussi rouge que son tricot puis elle nous a parlé d'internet.

En sortant, je me suis sentie vieille et décrépite.

Maddy nous attendait et j'ai tellement bien ménagé mes effets, avec tact et élégance, qu'elle s'est évanouie sur le tapis avant même que je ne puisse terminer. Ce n'était tout de même pas ma faute si le club des grand-mères s'était dégoté un nouvel hobby, la drague électronique. A grands renforts de pseudos et d'élucubrations, elles faisaient des rencontres, allant même jusqu'à conclure de temps en temps mais ça, je ne voulais même pas le savoir, et apparemment Maddy non plus. Quand elle est enfin revenue à elle, j'ai pu ajouter que Madeleine avait parlé à son amie le dimanche matin et qu'elle semblait toute emballée par son rendez-vous de la veille. Elle était restée mystérieuse mais avait affirmé que sa vie entière allait changer.

Lorenzo s'est connecté en deux clics pendant que je cherchais le bouton d'allumage de l'ordinateur. Très princesse, je lui ai cédé la place, en expliquant à Maddy ma théorie concernant la responsabilisation des petits frères. Il a trouvé un site de rencontres référencé dans les favoris de la dame,  puis déniché son pseudo et son mot de passe (en l'occurrence "petite fleur" et "youpi", allez comprendre). La boîte à messages était bourrée à craquer. Certains proposaient des rendez-vous en toute liberté, d'autres revenaient sur des rencontres précédentes enthousiasmantes. Au secours !

Les messages les plus intéressants provenaient d'un certain Hommedudésert, évoquant le rendez-vous de samedi, tiens tiens, des promesses d'un avenir meilleur après la grande décision.

- Iiiiiiik! Elle va se marier !

Avec un cri aigu, Maddy est retombée dans les pommes. En souriant, Lorenzo m'a dit :

- Bon, on va inscrire ton profil.

- Hein ?

Je n'étais pas sûre d'aimer cette idée. Une horde d'admirateurs beaux grands et bruns, genre dix inconnus vous offrent de fleurs, ok, mais des vieillards libidineux à la pelle dans ma boîte à messages, berk ! Mais bon, un policier doit accepter quelques sacrifices, je suppose et je ne voyais pas beaucoup d'autres solutions pour entrer en contact avec Hommedudésert. Lorenzo m'a conçu un profil gnangnan à souhait avec un pseudo tellement débile que je n'oserai jamais vous l'avouer. J'avais proposé Indiana Jones ou Supertiziana mais il a eu peur d'effrayer le poisson. Après tout, c'est lui le cerveau de la famille.

Mon mail disait en gros que je cherchais le grand amour, ou au moins des bras solides et tendres où m'abriter et autres roucoulades du même style. Une demi-heure plus tard, Hommedudésert souhaitait en apprendre plus sur moi et me parlait de ses capacités en des termes plus qu'élogieux en me demandant un rendez-vous. Ce que Lorenzo s’est empressé d’accepter pour moi, fixant la terrasse du Tennisland pour lieu de rencontre.

Maddy tenait à peine sur ses jambes flageolantes alors je l'ai emmenée chez Madame Cappuccio en la priant de s'occuper d'elle comme de sa première chemise. Elle a accepté gravement. J'ai eu quelques doutes sur mon choix quand Lorenzo a murmuré qu'il espérait qu'elle ne pendrait pas Maddy dans la penderie avec des boules de naphtaline dans les narines.

A la terrasse du Tennisland, des dizaines de petites tables de guingois chauffaient sous le soleil de plomb. J'ai offert un milk-shake à Lorenzo pour assurer ma couverture, et j'ai attendu l'homme idéal, censé se présenter une orange à la main en signe de reconnaissance (ne me demandez pas pourquoi, c'est Lorenzo qui a négocié les mails). Il y avait là toute une faune éparpillée, des ados affalés, des jolies femmes tenant la pose sous leurs lunettes constellées de pierreries, des hommes d'affaires en bras de chemise criant haut et fort. Et le voisin de Constantin Garbouille, Henri Jemmard, une orange à la main.

Henri Jemmard a au moins quatre-vingt ans, une prothèse dentaire proéminente et un crâne lisse tâché de rose. Les plus âgées du club Louis XIV l'appellent en gloussant Henriquiqui, allez savoir pourquoi. Personnellement je l'ai toujours trouvé un peu louche, mais je n'aurais jamais imaginé qu'il contait fleurette aux pensionnées sur le net. Notez qu'Hommedudésert, cela produit quand même un tout autre effet qu'Henriquiqui.

Lorenzo soufflait dans son milk-shake comme un gamin mais sa véritable nature n'a pas tardé à reprendre le dessus. Il a proposé d'attendre la nuit puis d'aller se balader du côté de chez Henri, histoire de jeter un œil. Je n’étais pas sûre qu’entraîner son petit frère dans une planque nocturne était une activité très indiquée pour une policière aguerrie mais je n’ai jamais su résister à ses grands yeux suppliants. J’ai obtenu l’accord de Desquières (d’accord, sans lui indiquer que Lorenzo m’accompagnerait).
 
La nuit tombée, nous avons enfilé notre panoplie d'espions, genre « les Dallavera partent en mission ». L'obscurité enveloppait les maisons de rangée et aucune lumière ne filtrait chez Henriquiqui ni chez son voisin. J'ai décidé de pénétrer d'abord dans le jardin de Constantin Garbouille, afin d'observer l'arrière du bloc. Je ne pouvais pas exclure la possibilité qu'Henri soit en réalité un satyre ni oublier que la grand-mère avait un âge certain et une petite fille qui s'inquiétait pour elle. Au moindre soupçon plus précis, j’appellerais le commissaire pour qu’il m’envoie Chevalier ou Grevêche en renfort.

Nous étions bien cachés dans les forsythias, les mains en visière et l'oreille attentive quand une ombre surgit devant nous armée d'un sécateur et de mains géantes. Lorenzo alluma sa torche dans le visage de l'intruse et elle recula en grimaçant. C'était Floriana Fagottini, en tenue de jardinage, très occupée à tailler les arbustes et nettoyer les plantations. En nous reconnaissant, elle blêmit et n'osa même pas demander ce que nous faisions là. Evidemment nous aurions pu lui retourner la question.

Nous avons alors décidé de l'envoyer en éclaireur dans le jardin voisin mais il a fallu tout l'art de persuasion de Lorenzo pour l'en convaincre (genre si tu n'y vas pas, je raconte à Constantin Garbouille que tu t'es fait tatouer son nom sur la fesse gauche). Bref, voilà Floriana Fagottini toute tremblante, ses gros gants massant son nez meurtri, qui enjambe la clôture en jetant des regards affolés autour d'elle.

J'ai toujours admiré la technique de Constantin Garbouille, il s'est trouvé un jardinier gratuit et il a dû la contraindre à travailler la nuit pour ne pas prêter le flanc aux commérages. Quel talent !

Nous avons entendu un bruit terrible quand Floriana Fagottini est tombée dans les poubelles d'Henriquiqui et nous avons dû sauter la haie pour la rejoindre. Elle pleurait bêtement, les pieds coincés dans des déchets divers, parmi lesquels Lorenzo a repéré des bandages ensanglantés. Enfer et damnation !

N'écoutant que mon courage, j'ai alors décidé d'enfoncer la porte et je me suis étalée dans le hall car Henri l'ouvrait, attiré par le boucan. Juste derrière lui, en chemise de nuit, le nez recouvert de pansements rougeoyants, Madeleine Swansen demandait inlassablement :

- Qu'est-ce que c'est ? C'est un cambriolage ?

Comme de nombreux voisins, Constantin Garbouille est sorti sur sa terrasse en slip, pour hurler qu'il aimerait bien dormir de temps en temps, si c’était possible. Emmêlée dans des lamelles de papier et une matière gluante dégoulinant sur la joue, Floriana Fagottini est passée par toutes les couleurs de la palette, je crois même qu'elle bavait - je n'en suis pas sûre car j'étais allongée sur un carrelage glacé , sous le visage bouffi de la mère-grand qui me scrutait avec intérêt. Son bandage a glissé et j'ai pu admirer son nouveau nez, très réussi. A mon avis, elle devrait faire des ravages sur le net dans les semaines à venir.

- Merci Mademoiselle ! Je voulais garder cette opération du nez secrète, maintenant tout le quartier est au courant. Et ne parlons même pas de ma réputation !