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Julie Tatigneau

Infertilité - In vitro - Procréation médicalement assistée

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Maternité (texte extrait de "Casa Nostra", Editions Mols, 2008)

D’abord te déchirer. Dans la douleur et l’impatience t’écarteler. Respirer ta vie, t’en voler un cordon, me l’enrouler autour du cou, imprudente, t’en effrayer. Puis m’en libérer bien sûr, crier, naître. Et te regarder de l’extérieur pour la première fois, sourire à l’inconnue, écouter ton cœur.

Alors grandir doucement, bercée, apprivoisée, jamais très loin de tes yeux noirs, jamais seule. M’inventer des dents puis des maladies puis des caprices pour te faire accourir, échevelée, inquiète, souriante. Un matin marcher, tituber plutôt, lâchant l’emprise de tes mains.
        
Parler, ton nom le premier, le rebondir, l’arrondir, le lancer la nuit dans l’obscurité. T’en aspirer des larmes d’orgueil, de tendresse. Puis d’autres mots, pêle-mêle, les écorcher, un plein dictionnaire. En inventer. T’écouter les traduire aux autres, sereine.

Apprendre tes sermons, tes colères, tes interdits, les braver évidemment, les détester. Adorer te dire non. Regarder le monde, mes pas dans les tiens, minuscules, encourus, m’en repaître, questionner, beaucoup. T’interroger.

Julie Tatigneau seringueTe bâtir un trône de sable sur la plage, t’installer reine, unique, inestimable. Me blottir à tes pieds, chaton perdu, m’y prélasser, m’enfouir.

Grandir encore, apprendre les autres, les découvrir, les aimer sans t’enlever d’amour. Connaître des jours sans toi, scolaires, riches et foisonnants. Te les raconter le soir, dès la grille franchie, t’en cacher des miettes. M’en régaler. Pleurer aussi, tomber dans une cour de récréation cimentée, me battre, me disputer, appréhender les injustices, attendre tes bras réparateurs, m’y jeter, ébouriffée, boursouflée de chagrin.

Le dimanche me déguiser dans tes vêtements, ouvrir tes écrins de velours, dénicher tes bijoux, m’en parer, évidemment, jouer les princesses, déambuler dans le vieux grenier tout en poussière et dentelles. Te fâcher, être punie parfois, rire tout de même avec toi de mes trouvailles. T’accrocher des foulards de soie, et les ors tamisés, te décorer. Danser ensemble au son du tourne-disques éraillé, mêlées dans nos jupons jaunis. Te surprendre, t’émerveiller devant mon piano obéissant. Faire de toi ma raison de gagner.

Grandir, toujours. Devenir ennuyante, rebelle, provocante. Adolescente. Te renier, me percer le nombril, t’en effarer, m’enfuir la nuit par la fenêtre, rentrer au petit jour, te trouver désespérée, furieuse. Te briser le cœur. Et m’en ficher, accumuler les défis, insoumise, belle et impitoyable. T’en vouloir, te repousser, me cogner aux murs pour t’excéder, te faire céder. Vaincre. Te le montrer, encore et encore, te désintégrer en moi. Parler de toi en mal, te dénigrer, t’offenser. Ne plus te parler. Te regarder silencieuse supporter sans faiblir, à peine un peu plus pâle. Rider ton front.

Puis brutalement te reprendre en faveur, te câliner. Redevenir poussin, fascinée, turbulente. Remettre des sourires à tes lèvres et des perles à nos matins. Envahir ton espace, chaque centimètre, enfumer ta lumière, exiger toute ton énergie, ton attention. Dévorer ton temps. Faire volte-face, mille fois revenir.

Tomber amoureuse, de la mauvaise personne, te le cacher, tout accepter de lui, l’en aimer davantage, en souffrir. M’humilier. Le quitter enfin, résignée, par instinct de survie. En mourir quand même, à l’intérieur, alors te le raconter, une aube sans oiseaux, m’enrouler dans tes genoux comme jadis, ta main sur mes cheveux. T’écouter me consoler, m’absoudre, blâmer l’inconstant, me promettre une vie merveilleuse. Te croire.

Sombrer dans la détresse, tout de même, me détester, haïr mon corps qui me parle pourtant tellement de toi. Alors me murer de silence, m’emprisonner, fuir dans les profondeurs de l’oubli, refuser la vie. T’en désespérer.

Chercher à comprendre, t’observer, minutieuse, te suivre partout. En quête de réponses. Mais n’en trouver aucune. En exutoire écrire des poèmes, jouer de la guitare. Te contredire, comme un jeu, une obsession cruelle, défaire nos liens, les découper, les arracher fil à fil.

M’habiller de noir, t’en horrifier, peindre des corbeaux sombres à tes fenêtres, fuguer encore. Me donner. Puis te revenir fracassée, désenchantée et te cueillir d’un pâle sourire. Te retrouver. Te promettre.

Grandir ainsi, cahotante, de heurt en heurt. Toujours près de toi, finalement, dans ton cercle, dans ta lumière. Me finir enfin, adulte, intransigeante, adoucie. Trouver une vie. L’aimer. Te laisser la partager parfois, t’en nimber, t’appeler vingt fois par jour pour une recette ou un cafard, te raccrocher au nez sans y penser.

Te regarder vieillir, déliquescence, appréhender les rides au coin de tes yeux noirs et la pesanteur à ton corps usé. T’entendre tousser, frémir, te résigner.

Te garder avec moi, longtemps, le plus possible. T’aider, te supporter, te dorloter. Puis finalement te perdre. Te laisser partir, éthérée, aérienne. Serrer ton corps glacé et écouter ton âme s’envoler, avec les oiseaux de l’aube.

Pleurer contre tes doigts, toute une vie, puis les lâcher enfin. T’oublier lentement, délicatement, laisser le poison du souvenir rouler dans mes veines, avancer quand même. Penser à toi encore chaque jour, chaque aube. Rouvrir mon cœur. L’épanouir.

Et aujourd’hui invincible porter une vie, gonfler mon ventre. Devenir toi. Devenir ça. Une maman.